Un entretien publié le 27 mars 2025 par l’hebdomadaire Paris-Match Belgique et le 30 mars 2025 par le site Paris Match.be
L’Asie-Pacifique connaît un essor économique irrésistible, porté par une dynamique d’innovation et de coopération régionale. Maître de conférences à Sciences Po Paris et chercheuse au centre Asie de l’IFRI (Institut français des relations internationales), Sophie Boisseau du Rocher décrypte les ressorts de cette montée en puissance.
Paris Match. « Au XIXe siècle, le monde était « européanisé » ; au XXe siècle, il était « américanisé » ; au XXIe siècle, il « s’asiatise « , estime le politologue américain d’origine indienne Parag Khanna. Partagez-vous cette opinion ?

Sophie Boisseau du Rocher. Complètement ! On assiste à un déplacement du centre de gravité du monde. Sur de multiples terrains — la production de richesse, l’innovation, les échanges, les investissements, la mobilité humaine —, les pays d’Asie-Pacifique progressent. Ils se placent en pôle position dans des secteurs d’activité dits « de rupture » (télécoms, intelligence artificielle, nanotechnologies, aérospatial, e-commerce…). Bien plus que notre vieille Europe et même que les États-Unis, l’Asie-Pacifique incarne la modernité et contribue largement à écrire le monde de demain. L’Occident doit prendre la mesure réelle de cette évolution fondamentale.
Quand on dit « Asie-Pacifique », de quels pays parle-t-on précisément ?
Certains experts englobent l’Inde et l’Australie dans cette dénomination. Personnellement, je considère que l’Asie-Pacifique correspond au bloc Asie du Nord-Est et du Sud-Est : Japon, Corée du Nord, Corée du Sud, Mongolie, Chine, Taïwan, les Philippines, Indonésie, Singapour, Malaisie, Brunei, Timor-Leste, Thaïlande, Birmanie, Laos, Cambodge et Vietnam. Ces dix-sept nations, qui partagent des références culturelles et entretiennent des liens de proximité privilégiés, assurent d’ores et déjà 66 % de la croissance mondiale, ou encore 60 % du PIB mondial. Autrement dit, trois cinquièmes de la valeur de tous les biens et services finaux produits dans le monde. C’est impressionnant ! En corrélation avec cette statistique, on relèvera que la part du G7 (NDLR : composé exclusivement de pays occidentaux, excepté le Japon) diminue : si elle était de 45 % en 1995, elle tombera vraisemblablement autour de 20 % en 2050.
L’Asie-Pacifique est-elle donc devenue le moteur de la croissance mondiale ?
Tout à fait. La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement table sur une croissance moyenne de 4,2 % dans cette zone d’ici 2035, alors que l’économie mondiale devrait péniblement atteindre 2,5 %.
Au milieu du XXe siècle, les Occidentaux n’imaginaient pas qu’un tel développement de l’Asie-Pacifique fût possible. Quels en ont été les ressorts ? Dans le livre que vous publiez avec l’ex-ambassadeur de France en Birmanie, Christian Lechervy (« L’Asie-Pacifique, nouveau centre du monde », chez Odile Jacob), vous évoquez un sentiment de revanche.
C’est un facteur d’explication parmi d’autres. Jusqu’au XVe siècle, portée par des échanges denses et organisés, l’Asie-Pacifique était puissante, en avance sur le reste du monde, y compris sur le plan technologique. Puis, pendant plusieurs siècles, elle a subi des phases successives de colonisation par les Européens et les Américains. Les travaux de l’historien Romain Bertrand décrivent fort bien l’effroi suscité par l’arrivée des Européens, notamment dans l’archipel malais, aux XVIe et XVIIe siècles. Les équipages débarquaient après des mois de traversée : des hommes épuisés, hirsutes, affamés, passablement vulgaires et violents. Aux yeux des Asiatiques, ces gens venus d’ailleurs étaient perçus comme d’effrayants sauvages. En imposant ensuite leurs lois et leurs mœurs par un rapport de force violent, ils mirent en péril des sociétés millénaires dont certaines avaient atteint un haut degré de sophistication. Il faut bien mesurer l’humiliation et le désarroi qu’ont engendré la perte d’autonomie, les découpages territoriaux et la prédation des ressources locales par des intérêts étrangers. Toute une dynamique régionale a été cassée au profit d’un ordre international qui positionnait d’emblée la région dans un statut subalterne. On songe notamment aux « traités inégaux » qui ont imposé une ouverture et une perte d’autonomie importante non seulement à la Chine, mais aussi à la Corée, au Japon et au Siam (NDLR : Thaïlande).
« Plutôt que d’imposer ses intérêts par des guerres militaires, Pékin finance des infrastructures, établit des normes et des réseaux, crée des interdépendances vitales entre les pays de la région »
Inévitablement, cela a laissé des traces…
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Avec Christian Lechervy, Sophie Boisseau du Rocher est la coauteure de « L’Asie-Pacifique, nouveau centre du monde », édité par Odile Jacob.
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