Une enquête publiée par Paris Match (Belgique), le 27 août 2015 et le 04 septembre 2015


« 13 octobre 1915. Notre navire, le “Wray Castel”, entre dans l’embouchure de la Dvina qu’il remonte jusqu’à Pogoritza, avant-port, et enfin jusqu’à Arkhangelsk. Spectacle nouveau pour nous, et ravissant. Les églises et couvents russes, et leurs dômes, clochers à bulbe dorés, vert pâle, gris argent, dominant les étendues neigeuses, nous placent immédiatement dans l’atmosphère dont nous rêvions. Arrivée à Arkhangelsk. Foule sur la jetée. Pas de réception officielle ; notre arrivée est simple, mais émouvante. Le commandant du port nous accueille avec cordialité, entouré d’officiers et de soldats immobiles et graves. Il prononce quelques paroles dont le sens nous échappe, puis, lorsqu’il se tait, les soldats, des gaillards formidables, chantent lentement en notre honneur l’hymne national russe. Nous répondons, de tout notre coeur, par une “Brabançonne” fervente. C’est ainsi que, très simplement, nous abordâmes dans l’empire des tsars. La merveilleuse aventure du corps des ACM en Russie allait commencer. »
Extraordinaire, remarquable, hors du commun, l’histoire du corps expéditionnaire des autos-canons-mitrailleuses en Russie l’a été certainement. « Merveilleuse », comme l’écrivait dans son carnet de bord l’un des soldats belges qui participa à cette épopée, c’est moins sûr ! « Ils ont beaucoup souffert. Du froid extrême, de la faim, de l’isolement et, bien sûr, des combats relativement peu nombreux mais très meurtriers auxquels ils participèrent. En même temps, ils ont été beaucoup célébrés, en France, en Russie et même aux Etats-Unis. Au bout de trois ans, ils sont revenus très soudés, fondant rapidement une fraternelle, rassemblant leurs souvenirs pour témoigner. Mais la mémoire, parfois, embellit un peu le passé. C’est le cas avec cette histoire de “Brabançonne fervente” chantée lors du débarquement en Russie. Heureux d’avoir survécu à une traversée très difficile sur la mer Blanche, ces jeunes gens ont plutôt chanté une chanson paillarde… dans laquelle les autorités locales ont cru découvrir notre hymne national ! » raconte Virginie Carette-Vanderstichel, 92 ans, fille de l’un de ces soldats belges qui allèrent combattre dans le Grand Nord (1).
Historien au Musée de l’Armée, expert de la Grande Guerre, Rob Troubleyn confirme que « ces gars-là ont vécu quelque chose d’inouï. Ils ont combattu dans une arme nouvelle, les premiers véhicules blindés. De plus, ils ont vécu l’Histoire en direct au moment de l’éclatement des révolutions russes de février et octobre 1917. Ils ont aussi fait un véritable tour du monde, les conduisant en France, en Russie bien sûr, mais aussi en Chine et aux Etats-Unis. S’il s’était agi de soldats américains, Hollywood leur aurait déjà consacré plusieurs films depuis les années 1920 jusqu’à ce jour, avec des premiers rôles pour des John Wayne, des Harrison Ford ou des George Clooney ! »

Charles Henkart
Tout commence dans les premiers jours d’août 1914, lorsque la Belgique est envahie par les troupes de l’empereur Guillaume II. Charles Henkart, 32 ans, sous-lieutenant de réserve du régiment des grenadiers, quitte le confort de son château de Chérimont, près d’Andenne. Affecté au QG de l’armée belge, ce volontaire fait une entrée en guerre remarquée. Pendant l’été 1914, le ‘Daily Chronicle’ en témoigne : « Il rejoignit son poste en amenant au gouvernement deux automobiles blindées armées de mitrailleuses (…) Son principal titre de gloire est d’avoir prouvé l’utilisation pratique d’une nouvelle arme offensive, d’une efficacité merveilleuse (…). La chasse aux uhlans (NDLR : la cavalerie allemande) n’est qu’une incidence de son activité. Son but principal est de reconnaître les positions de l’ennemi. Le lieutenant Henkart part tous les matins avec trois hommes. Quelquefois, il est suivi par la deuxième automobile, mais il trouve, en général, qu’il y a plus de sécurité à se mettre en route avec une seule voiture. »
Malheureusement, la gloire de ces toutes premières voitures blindées utilisées pendant la Grande Guerre – l’Opel’ et la Pipe du lieutenant Henkart, couvertes de plaques d’acier provenant de Cockerill Hoboken – fut éphémère. Le 5 septembre 1914, après quelques missions réussies et alors qu’elles se trouvent dans les environs de Geel, en province d’Anvers, elles sont prises en embuscade par l’ennemi. Quatre pionniers des autos blindées sont tués : Charles Henkart, le comte Henri Hennequin de Villermont, le baron Philippe Zualart et Alfred Croisier. Le prince Baudouin Lamoral Henri de Ligne, gravement blessé, meurt quelques jours plus tard. Un sacrifice loin d’être inutile : l’expérience convainc l’armée belge de s’équiper en autos-canons et en autos-mitrailleuses blindées, lesquelles ne seraient plus seulement impliquées dans des missions de reconnaissance, mais aussi comme armes offensives. Jusqu’à la chute d’Anvers, une trentaine d’autos-mitrailleuses produites par la firme Minerva participent à la défense du territoire belge. Mais, à partir d’octobre 1914, cette nouvelle arme perd de son intérêt immédiat : les tranchées et les boues du front de l’Yser, la guerre de positions ne lui sont guère favorables.
Cela n’empêche pas l’état-major de poursuivre l’idée de créer un « corps belge des autos-canons-mitrailleuses » (ACM) qui pourrait être utile dans le prolongement d’une grande offensive alors envisagée en Champagne. Les usines Minerva étant réduites à la fermeture en Belgique, c’est à Paris que les Belges font procéder à l’assemblage de ces unités combattantes blindées hi-tech.
« Des crédits ont été affectés à l’achat de “châssis roulants” chez Peugeot et Mors, incluant des moteurs Minerva, la transmission, les roues et la direction », raconte André Filée, membre actif du groupe « Auto-canon-2014 », des passionnés qui se sont mis en tête, il y a quelques années, de reconstruire de l’un de ces engins à l’identique. « Sur ces châssis, le carrossier Kellner a monté du blindage conçu et fabriqué en Bourgogne par les aciéries Imphy. Au total, treize blindés furent livrés : six autos-canons et autos-mitrailleuses Mors, deux autos-mitrailleuses Peugeot, trois autos-chefs des mêmes marques qui étaient seulement blindées à l’avant. A cela s’ajoutait différents camions d’accompagnement : un “atelier” roulant, un magasin de munition, une ambulance… »

Avril 1915. Les autos blindées belges sont opérationnelles. Elles vont quitter Paris pour rejoindre le front de l’Yser. Le major Auguste Collon, dans l’uniforme de cuir des ACM conçu par un grand couturier, présente ses drôles de machines au général français Jean-Baptiste Clergerie.
C’est aussi à Paris, à partir de janvier 1915, que sont formés les soldats belges, tous volontaires, de ce nouveau corps de blindés. Il s’agit de leur apprendre des rudiments de mécanique et l’usage des armements dont seront porteuses leurs drôles de machines. C’est peu dire que l’accueil dans la Ville Lumière est chaleureux. L’héroïque résistance des forts de Liège pendant les premiers jours de l’invasion allemande est encore dans tous les esprits. On est reconnaissant aux Belges d’avoir ralenti la progression allemande, ce qui a permis au Français de mieux préparer leur défense. En conséquence de quoi, ces soldats venus du nord vivent déjà des heures de gloire alors que, pour la plupart, ils n’ont pas encore tiré une première cartouche ! « On leur déroulait le tapis rouge. Paris se coupait en quatre pour leur offrir le meilleur », confirme Virginie Carette. « Ils avaient leurs entrées dans les théâtres. Chaque soir, le cinéma Gaumont mettait une loge à leur disposition. Apéritifs, concerts, visites au Louvre, à Versailles ou à Fontainebleau… Tout était gratuit pour les Belges ! »
Le caractère atypique de cette « vie de caserne » parisienne est renforcé par la personnalité haute en couleur du commandant des ACM, le major Auguste Collon. Ex-chef de cabinet du ministre de la Guerre Charles de Broqueville, cet ambitieux n’a pas que des amis au sein de l’état-major de l’armée belge, où il passe pour un orgueilleux sans limites. L’homme, qui, de fait, a une haute idée de lui-même et du corps d’autos blindées dont on lui a donné la charge, est remarqué dans les salons parisiens. Soignant le marketing de son unité, il n’hésite pas à lui commander des uniformes spécifiques, en cuir noir, chez le grand couturier Paquin, le Lagerfeld de l’époque !
Dans ses mémoires, le médecin major Valère Brassine, un ancien ACM, raconte une anecdote éclairante sur ce personnage qui avait un avis sur tout… et encore plus sur des choses dont il ne connaissait rien : « J’entends encore Collon répondre ex cathedra à son chauffeur qui lui fait part de la nécessité d’acheter un nouveau carburateur : “Un carburateur ? Pour quoi faire, décidément ? Vous pourriez, il me semble, garder votre carbure dans des boîtes à conserves”… »

Henri Herd, dit Constant le Marin
A cette époque, il est vrai que l’automobile est encore bien mystérieuse. C’est un produit de luxe réservé aux élites, ce qui influence partiellement la composition sociologique du corps des ACM. Parmi les soldats qui le rejoignent, il y a beaucoup de représentants de la noblesse et de la grande bourgeoisie qui se passionnaient déjà avant-guerre pour le « sport automobile » naissant : d’Aspremont, de Montpellier, de Vedrin, de Liedekerke, de Crawhez, d’Oultremont, de Caters, de Ribaucourt, de Becker-Remy, les noms à particules sont nombreux. Mais il y a aussi des gloires du sport, tel le lutteur liégeois Constant le Marin (Henri Herd) qui a été plusieurs fois champion du monde, le nageur et champion d’escrime Victor Boin, qui participa à plusieurs jeux olympiques, ou encore le footballeur professionnel Roger Fischlin, gardien de but au Standard de Liège… Dans leurs rangs se trouvent aussi le futur écrivain et poète Marcel Thiry, ou encore Julien Lahaut, qui sera assassiné en 1950 alors qu’il était président du Parti communiste de Belgique.
Le 17 avril 1915, le corps est en ordre de marche et, avant de quitter Paris, défile à Longchamps. Le lendemain, la presse française donne un écho élogieux à cette manifestation : « Constituée avec ses propres moyens, composée d’éléments d’élite, cette unité a fait la meilleure impression. La construction des voitures a été faite en France, ainsi que la carrosserie, qui est à l’abri des balles allemandes tirées à toutes distances. (…) Ouvert par les cyclistes, suivis des motocyclistes, (le défilé) s’est terminé par les autos-mitrailleuses et les autos-caissons roulant à 25 kilomètres à l’heure. Le général Clergerie a vivement félicité le commandant Collon. (…) Une foule de photographes et de cinématographes a mitraillé toute la cérémonie. »
Le 21 avril 1915, c’est encore sous les vivats des Parisiens que les ACM s’en partent vers l’Yser. Virginie Carette raconte : « Dès 7 heures du matin, les abords de la caserne où ils logeaient furent pris d’assaut par des curieux, accourus pour acclamer ces “braves petits Belges” qui partait au combat. A 8 heures, la musique du 30e régiment entonnait une vibrante “Brabançonne” applaudie à tout rompre. Le major Collon, en maître avisé des grandes oeuvres, avait obtenu que tout le corps des autos blindées puisse ensuite remonter les Champs-Elysées, de la Concorde à l’Etoile. Sanglés dans leur uniforme de cuir noir, ces jeunes hommes affichant un visage grave firent alors très forte impression. Les Champs-Elysées étaient noirs de monde et la foule lançait des fleurs sur leurs blindés. On se serait cru un 14 juillet ! »

Les ACM belges dans les rues de Paris.
Lors de leur retour au pays, les ACM sont cantonnés dans un petit hameau proche de la frontière française, Les Moëres, à quelques kilomètres de Furnes. A de très nombreuses reprises, ils sont l’objet de visites d’« huiles » de l’armée belge, mais aussi de représentants des armées alliées. Les autos blindées belges sont admirées, complimentées. Toutefois, elles restent inutilisées sur le front de l’Yser. Il faut attendre mai 1915 et une rencontre entre le roi Albert et le capitaine Prejbiano, l’attaché militaire russe auprès du grand quartier général allié, pour voir enfin se forger le destin du corps des ACM. Le militaire russe a raconté ce moment clé : « Au printemps 1915, la guerre de mouvement en Galicie (NDLR : une région qui se partage actuellement entre la Pologne et l’Ukraine) nécessitait l’emploi d’autos-mitrailleuses qui faisaient défaut à l’armée russe. Les communiqués que je recevais quotidiennement du QG russe signalaient les faits d’armes des quelques groupes que nous avions sur ce front. Lors d’un entretien que j’eus l’honneur d’avoir à cette époque avec Sa Majesté le roi Albert, je lui exprimai mes regrets de ce que l’armée russe ne possédait pas un corps aussi bien conçu (…) “Le voulez-vous ?” me demanda le Souverain. “Je n’en ai pas besoin ici et je vous le donnerais volontiers”… »

A bord du Wray Castel…
Chose promise, chose due. Après appel à volontaires et une remise en ordre du matériel à Paris, 361 ACM sont envoyés vers le port de Brest. Lorsqu’ils montent à bord du « Wray Castel », le 21 septembre 1915, ces soldats belges sont une fois encore célébrés par une foule nombreuse. L’un d’entre eux écrit : « Toute la ville est sur les quais. (…) Nous sommes radieux. Notre cargo, qui faisait le service des marchandises entre l’Amérique du Sud et l’Angleterre, est spécialement aménagé pour notre traversée. (…) Debout sur le pont, nous répondons joyeusement aux milliers de mouchoirs qui s’agitent. (…) Aux sons de la “Brabançonne” et de la “Marseillaise”, notre navire s’éloigne lentement des quais… »
Trêve d’images d’Epinal. Comme l’explique Virginie Carette, « cette traversée fut pénible. Ces hommes qui devaient rejoindre la Russie en passant par l’océan Arctique ne disposaient pas de vêtements adaptés et voyageaient sur un vieux rafiot fatigué, pas du tout confortable, même pas chauffé. Pour le ravitaillement, des boeufs vivants avaient été emportés, mais en nombre insuffisant. On n’avait pas tenu compte de la présence sur le même bateau de 275 ouvriers militaires belges qui allaient travailler dans les usines russes. Au froid s’ajouta dès lors un fort rationnement de nourriture, qui se transformera en véritable famine dans les deux ou trois derniers jours de ce voyage rallongé par de terribles tempêtes dans la baie de Kola. Il y eu d’ailleurs des velléités de rébellion car les officiers et le commandant du navire, surnommé “le Pacha”, bénéficiaient de conditions de vie nettement supérieures à celles réservées à la troupe. »
Le 13 octobre 1915, les ACM débarquent enfin à Arkhangelsk, un port de la mer Blanche. Il fait près de -20°C et les hommes reçoivent des vêtements et des bonnets de fourrure de l’armée russe. Rapidement, on les fait monter dans des « tiéplouchki », des wagons de marchandises aménagés pour le transport de troupes : un poêle à bois au milieu et des planchers surélevés aux extrémités où ils peuvent dormir sur de la paille. Direction Petrograd.
Pendant plusieurs semaines, les Belges s’entraînent, manoeuvrent et s’acclimatent. Les températures descendent jusqu’à -40°c. En décembre 1915, on leur annonce qu’ils vont être passés en revue par le tsar Nicolas II. Pour se rendre au palais de Tsarkoe Salo, ils doivent parcourir 50 kilomètres sur des routes difficiles. Parmi eux, il y a les conducteurs des autos blindées et d’autres véhicules servant pour les ravitaillements et les soins, mais aussi des cyclistes et plusieurs motocyclistes qui finiront à l’hôpital avec des extrémités gelées.
Maurice Rogez, un ancien ACM, écrit : « (La visite du Tsar) était un insigne honneur, dont seuls les régiments d’élite étaient jugés dignes. C’était aussi l’indice certain d’un départ pour le front, les amis russes ajoutant “pour une mission périlleuse” car, suivant un dicton, “toute unité que le Tsar passe en revue signe son arrêt de mort”… » De fait, le 10 janvier 1916, c’est le branle-bas de combat : les autos blindées belges sont envoyées en Galicie pour se battre contre les Autrichiens. Et cela implique un nouveau déplacement en train de 1 500 kilomètres, soit neuf jours de voyage à travers la Russie. L’un des volontaires belges a décrit la découvertes de ces contrées nouvelles et enchanteresses : « Les forêts continues de sapins noirs du nord ont fait place aux étendues d’une seule et immense plaine, où le regard se perd dans l’infini gris du ciel et de la neige (…) On n’aperçoit pas de chemins. Tout est nivelé dans la nappe blanche. Seul, de temps à autre, un traîneau noir chargé de bûches ou de tonneaux glisse à bonne allure et met un peu de vie dans ce paysage de conte. » Les ACM s’installent à Sbaraz, un bourg qui appartenait à l’Autriche avant la guerre, ce qui fait d’eux les premiers Belges à occuper le territoire ennemi durant la Grande Guerre.
Désormais, la « Belgiiskij Bronevoy Avtomopbilnij Divizionne » fait partie de l’armée impériale russe, et ce n’est pas toujours facile à vivre, car certains officiers du Tsar traitent les volontaires belges avec une morgue et un autoritarisme renvoyant à des pratiques des siècles antérieurs. « Quelques officiers russes (…) s’oublient à certains moments jusqu’à se laisser aller à des voies de faits », écrit l’ancien ACM Maurice Rogez. « Mais, si le soldat russe, moujik arraché à la terre dont hier encore il était l’esclave, courbe l’échine et accepte passivement l’injustice, le soldat belge, lui, riposte et défend sa dignité d’homme. En ce faisant, il porte atteinte au règlement russe ! (…) Ces incidents suscitent au sein du corps un sentiment de retenue vis-à-vis des officiers de l’armée du Tsar. Avec le soldat russe, les soldats belges vivent en bons termes. Néanmoins, cela ne peut aller jusqu’à l’intimité. L’ignorance absolue des soldats russes, dont la grande majorité est illettrée, rend tout commerce sentimental impossible. »
Le moral est d’autant plus difficile à maintenir que l’action semble toujours s’éloigner. « Sbaraz, que les ACM croyaient n’être qu’un arrêt d’étape vers l’action immédiate, devait être un nouveau cantonnement où, pendant des mois, ils allaient vivre la vie des troupiers russes, s’acclimater à la rigueur des hivers durs, s’habituer petit à petit aux rouages complexes de l’armée russe (…), se familiariser avec les routes et le terrain où ils allaient évoluer et agir », raconte encore Maurice Rogez. Début juin 1916, après des mois d’entraînement intensif, l’heure de se battre sonne. Lors de missions extrêmement violentes, le corps expéditionnaire belge va s’illustrer et être cités plusieurs fois à « l’ordre du jour » par les généraux du Tsar… avant d’être les témoins directs des révolutions russes et de revenir, auréolé de gloire en Belgique, via la Chine et les Etats-Unis, où ils seront célébrés comme des stars. Un tour de monde dont nous poursuivons le récit la semaine prochaine.
(1) Sous le nom de plume de Françoise Arnaud, elle a publié : « La première et la seule, la Belgique fait usage d’autos blindées », Société des Écrivains ; Édition : Histoire/Politique (28 août 2014). D’autres citations de cet articles sont issues de différents bulletins de la Fraternelle des ACM et de manuscrits dont « Les Pages de gloire », écrit en 1969 par l’ancien ACM Maurice Rogez. Ces documents sont conservés par le Musée royal de l’Armée à Bruxelles. Un bel article de Patrick Loodts sur le rôle du major-médecin Brassine a aussi été publié sur le site www.1914-1918.be

Octobre 1915. Peu de temps après leur arrivée en Russie, les blindés belges sont observés par un général de la 11e armée du Tsar. Nicolas II les contemplera lui-même en décembre 1915.

2ème partie
Début juin 1916, après des mois d’entraînement intensif, l’heure de se battre sonne pour le corps expéditionnaire belge. « Enfin! » se disent-ils, comme l’ACM Oscar Thiry qui note dans son carnet: « Ihgrovica, 3 juin 1916. (…) J’écris sur un pupitre original, fait de deux bidons d’essence renversés, et je suis assis sur une caisse d’obus. Le décor est une cour de ferme où la 2e batterie — trois autocanons, deux autos-mitrailleuses, une auto-chef, une auto-ambulance, deux autos-caissons, un camion Peugeot léger et un gros camion Renault — est dissimulée sous les arbres. (…) Chochotte (NDLR: le surnom de son autocanon) est en ordre de marche. Ce soir, elle sera au péril et demain, peut-être, à la gloire. (…) Hier soir, Chochotte a quitté Sbarraz sans esprit de retour, Chochotte est partie à la guerre pour de bon. Car il paraît que c’est sérieux, offensive russe commence cette nuit et nous en serons!»
Les Belges participent à l’offensive Broussilov, du nom du général qui la commande. L’ambition de cette attaque russe sur un front de 150 kilomètres s’étalant de Tarnopol à Loutsk est de soulager les Italiens de la pression austro-hongroise et les Français de la pression allemande à Verdun. Elle est couronnée de succès, provoquant un remaniement de l’état-major de Guillaume II, mais au prix d’immenses pertes en vie humaines: 550000 soldats russes donnent leur vie lors de combats très meurtriers. Les Belges qui y prennent part, autant par des missions de reconnaissance que par des attaques de positions ennemies, sont cités plusieurs fois à «l’ordre du jour» par les officiers supérieurs russes reconnaissant leur compétence et leur courage.
Impossible de raconter ici tous les combats mais celui mené par la 2e batterie des ACM, le 1er septembre 1916 à Zborof, fait partie de ceux qui ont marqué les esprits. Il est raconté en ces termes par Patrick Loodts: « Le 1erseptembre, un avant-poste russe attaqué demande un soutien à la 2e batterie blindée. Les blindés du capitaine Oudenne se déploient au moment même où les Autrichiens commencent l’assaut. En quelques minutes, les autos-canons ont arrêté l’offensive. Les soldats russes embrassent les blindages belges en signe de remerciement. Le corps des ACM a sans doute vécu en ce 1er septembre 1916 l’une de ses plus glorieuses journées. Hélas, l’action a coûté la vie au soldat Gomez et au maréchal des logis Bodson.»(1)
Lors de cette campagne Broussilov qui va durer quatre mois pour les Belges, mais aussi lors de la suivante — l’offensive Kerenski, qui durera quelques jours seulement en juillet 1917—, les combats sont d’une violence extrême. L’un des ACM a décrit cette scène de guerre parmi d’autres: « Une rafale d’obus brisants s’abat, tellement bien pointés que le premier éclate dans un des arbres qui abritent les blindés, blessant six ou sept des nôtres plus ou moins grièvement. Presque immédiatement après, un second brisant éclate sous une des blindées, tuant ou blessant presque tous les servants ou chefs de pièce. Une épaisse fumée s’élève et quand elle se dissipe, un spectacle lamentable s’offre à nos yeux: des douze hommes des trois blindées, seul le maréchal des logis Volckaert est debout, les yeux hagards, secoué par la commotion. Roselt, la tempe trouée à travers le casque, est raide mort; Leuchter est décapité comme par une guillotine. Tous les autres sont criblés de blessures (…) Une des blindées, sous laquelle l’obus a éclaté, s’est effondrée par le milieu, littéralement coupée en deux. L’autre, quoique gravement endommagée et hors service, est encore en état de rouler, ainsi que la troisième, qui a le moins souffert. Mais aucune n’est en mesure de soutenir un combat. Pendant ce temps, l’ennemi s’est rapproché et, tandis que nous travaillons à réparer les avaries et à secourir les blessés, des balles cette fois sifflent à nos oreilles. C’est la fin, hélas, de la 4e batterie. Décimée, son matériel anéanti, il ne lui reste plus qu’à battre en retraite et encore la chose est loin d’être commode avec cette maudite falaise derrière nous, balayée par le feu de l’ennemi. (…) La confusion, aux premiers moments, est quasi générale et, quand le commandant s’enquiert des servants des pièces, les réponses se suivent lugubrement: Roselt tué, Leuchter tué; Servaes, Oscar Thiry, Goossens, Waldmann, Lallemant, Imhauser, Henkart, blessés plus ou moins grièvement; jusqu’au lieutenant pharmacien Severin, qui remplissait les fonctions de médecin avec le plus grand dévouement, qui est blessé également. C’est à grand peine qu’on trouve trois chauffeurs valides pour rentrer, ou tenter de rentrer les pièces. (…) Mais il s’agit de sortir de là. Tous les blessés sont transportables dans les blindées, même Servaes, qui a quelque cent éclats dans le corps (…) Notre brave pharmacien, devant l’affluence des blessés, déprimé par sa propre blessure, déclare qu’il est inutile de lui donner des soins, qu’il n’en a plus que pour quelques minutes, un éclat d’obus s’est logé au milieu du front de notre ami.»
Bien qu’ils aient été à plusieurs reprises décorés, cités, honorés par les Russes, les soldats du corps expéditionnaire belge souffrent de conditions de vie très dures lors de leur cantonnement dans un trou perdu en Galicie, le village d’Ezerna, entre octobre 1916 et juillet 1917. Un ancien ACM raconte: « Pour parer au manque de logements, on fit construire une “zemlianka”, c’est-à-dire une sorte de hutte aux trois quarts enterrée (…) mais le service sanitaire s’opposa, après quelques jours d’essai, à la laisser occuper. On replâtra quelques cabanes en pisé, établies le long du marais, et tout le personnel des batteries de combat fut ainsi casé, vaille que vaille. Le major fit tout ce qu’il était possible pour rendre plus ou moins habitables les taudis où ses hommes passeraient l’hiver. Des équipes d’ouvriers réparaient toitures, fenêtres et murs, on blanchissait les parois, on damait les pavements en terre battue (…). Tous ces aménagements ne purent dissiper le malaise qui envahit toute la division. Les Belges, sous l’impression des multiples incidents regrettables qui s’étaient produits avec certains officiers russes, avaient la conviction qu’ils étaient écartés à dessein des agglomérations plus habitées. (…) Une amère désillusion atteignit les nôtres, qui pendant toute la campagne n’avaient marchandé ni leur enthousiasme ni leur sang. Là-bas, sur la ligne de feu, il n’y avait pas eu d’incidents. Tous les rapports de Messieurs les officiers commandant les groupes d’avant-garde étaient unanimes à louer l’esprit de sacrifice et la science de combat des voitures blindées belges. Mais, dès que nous passions en réserve, ces héros n’étaient plus que de vulgaires soldats, des troupiers qu’il fallait mettre au pas de la grande masse grise des moujiks russes, et le temps s’écoula en frictions pénibles et en récriminations multiples contre cette relégation qu’aucune nécessité militaire ne justifiait.»
Au cœur de la révolution
Pour chasser le doute, les ACM vivent tels des Spartiates, avec des horaires très précis, des corvées, de la discipline. Tout est compliqué, se chauffer, se nourrir, entretenir le matériel, trouver de l’essence. Et tout semble se déliter. En février 1917, ils assistent à la première révolution russe, qui emporte rapidement le Tsar. Ce moment historique dont ils sont les témoins directs n’est pas pour leur déplaire. Ils y voient une rupture par rapport à l’ancien régime, un pas vers les démocraties occidentales, qui ne remettra pas en cause l’alliance contre les Austro-Allemands. Ils imaginent un regain de combativité des soldats russes qui, désormais, ne seront plus traités tels des esclaves.
Le 28 mars 1917, l’ACM Marcel Thiry écrit à ses parents: « Nous vivons ici, depuis quelques jours, dans une fièvre que vous devez partager (…) La Russie vient d’accomplir avec une magistrale sûreté et un enthousiasme sans désordre, pour ainsi dire, la plus belle des révolutions. Une ère nouvelle commence pour cette puissance énorme qu’est le monde slave. Nous vivons des heures doublement historiques. Et je pense que nous avons fait en quinze jours un pas immense vers la fin de la guerre. (…) »
« Toute l’armée russe est maintenant animée d’un «nouveau souffle» qui «devrait la rendre invincible», suppute encore Marcel Thiry. Mais cet espoir n’est pas suivi d’effets. Hésitantes, tantôt galvanisées, tantôt démobilisées, et en tous les cas très désorganisées, les troupes russes reculent. La démobilisation s’annonce alors que les Belges veulent toujours combattre.
L’un des ACM décrit alors son désarroi: « Chaque jour, des refus d’ordre et des incidents surgissent, parce qu’il plaît au Comité de la compagnie, voire du peloton, de narguer l’officier et de lui faire sentir qu’il n’a plus qu’un commandement nominal. Quelques essais de réaction des officiers, dictés par une compréhension exacte du danger, ont misérablement avorté dans les gros mots d’un quelconque Conseil de soldats; on parle même de coups et de morts. L’Etat n’intervient pas. Pour se concilier la masse des soldats, il abandonne les cadres. (…) Fréquemment, l’on rencontre un soldat, le visage épanoui, se vantant d’avoir été “si bien reçu” à Zlotzov, où il y a du vin, de la vodka et tout ce qu’on peut désirer… Zlotzov est à environ 10 km dans les lignes autrichiennes et ce triste sire est le héros d’une fugue de fraternisation germanophile. Du coup, il nous considère, nous les Belges, comme des ennemis et, dans un langage embrouillé, il nous parle des capitalistes de France, de l’impérialisme anglais et de la nécessité de tendre la main à la « sozial-démokratie » boche. (…) Fraternité, droits du prolétaire; tout cela se mêle dans son esprit obtus en une sarabande effrénée où seul le schnaps de Zlotzov tient une place sûre et certaine.»
L’offensive à laquelle les ACM participent durant l’été 1917 n’est qu’un feu de paille. Sous le drapeau rouge, les ACM combattent une dernière fois à Tarnopol, le 21 juillet. Quelques jours plus tard, le front russe s’effondre totalement en Galicie. Les soldats belges se retrouvent alors sans mission au cœur d’une nation qui n’a pas fini sa révolution. Arrive octobre rouge. Les ACM sont repliés à Kiev où ils préparent leur retour en Belgique. C’est la désorganisation totale et, désormais, le corps expéditionnaire belge n’est plus en odeur de sainteté. Leurs autos blindées sont réquisitionnées par la nouvelle Armée rouge. Il faut négocier pour tout avec des représentants du nouveau régime qui se montrent très tatillons. Pour survivre, les Belges improvisent la création d’une petite distillerie de vodka qui s’avère bien utile pour acheter de la nourriture et négocier des autorisations diverses et variées!
En route vers la Chine
A ce moment, le corps expéditionnaire des autos blindées est devenu une sorte de communauté qui inclut une dizaine de «war brides » russes et des enfants. Et tout ce petit monde qui voudrait rentrer en Belgique hésite sur le chemin à emprunter. Revenir sur ses pas, reprendre un bateau dans un port de la mer Blanche ou choisir la voie transsibérienne, passer la Chine pour aboutir au port de Vladivostok. Ils optent pour la seconde solution et, le 20 février 1918, entament un long et périlleux déplacement en train.
Un mois plus tard, les voici qui arrivent enfin à proximité de la frontière chinoise, où ils rencontrent d’ultimes obstacles sur le chemin de la liberté. Dans la gare de Tshita, leur train est immobilisé et perquisitionné par les bolchéviques. La tension est grande. Le nouveau pouvoir pense que ces Belges cachent des armes – ce qui est vrai − et qu’ils pourraient prêter main-forte au groupe armé contre-révolutionnaire du capitaine Semenov, qui campe derrière la frontière chinoise. Ce qui est faux, mais pas tout à fait: quatre ACM feront en effet ce choix de combattre la révolution en rejoignant l’armée blanche. Le moment est périlleux, mais ils s’en sortent encore. «Notre vraie chance, c’est qu’il se trouvait à Tshita un régiment de cosaques avec lequel nous avions travaillé en 1916. Le soviet de ce régiment a fait savoir au soviet local que nous étions sous sa protection; et avec un peu d’intimidation et beaucoup de bakchichs, tout a fini par s’arranger», raconte Maurice Rogez.
Un ACM évoque une autre perquisition, un peu plus loin sur la voie de chemin de fer conduisant vers la Chine. Celle-ci s’opère alors que trois hommes russes fuyant leur pays ont demandé aux Belges de les inclure dans leur groupe: « Dans notre wagon, tout le monde est couché sous sa couverture. On lit, on écrit, d’un air dégagé. Les commissaires rouges arrivent. Silence. Ils scrutent le wagon. Moment sinistre. On fume nerveusement. Un type dit une blague. Ce n’est pas le rire qui lui répond mais une espèce de rictus. On pense: “Si on les reconnaît, nous sommes cuits”. Un commissaire repasse, nous regarde d’un air méfiant. Nos trois réfugiés sont là, qui voient ses yeux inquisiteurs. Un de nos officiers qui l’accompagne aperçoit tout à coup ces trois visages inconnus. Il nous fixe. A nos mines atterrées, a-t-il compris? Lui aussi pâlit, il a compris, mais ne dit rien. Le commissaire du peuple passe à un autre compartiment. Ouf! »(2)
Le 26 mars 1918, après bien des palabres, une locomotive chinoise vient chercher le convoi des ACM qui passe enfin la frontière. Cette épopée ferroviaire se termine par un retour à Vladivostok, le 21 avril. Quatre jours plus tard, un navire de transport de troupes américain, le « Sheridan», les prend à son bord pour naviguer jusqu’à San Francisco. Au moment où ils embarquent, beaucoup de ces ACM ont une pensée pour leur fidèle mascotte, un chien sans race qu’ils avaient appelé «Mitraille», lequel les avait suivis partout depuis leur départ en Belgique avant de se perdre, entre deux gares, à la fin de leur épopée en Chine.
Des stars en Amérique
Les côtes de la Californie se dévoilent le 12 mai 1918 et c’est surpris par la chaleur de l’accueil qui leur est réservé que ces soldats belges vont encore vivre des heures mémorables. Dès leur premier jour à San Francisco, ils sont émerveillés. L’ACM Marcel Thiry écrit: « Nous venons de rentrer d’une promenade dans le parc. Nous sommes fatigués des couleurs et des impressions multiples de la journée. Et, pendant que j’écris, nos camarades reviennent de la ville avec des kyrielles d’aventures à raconter. C’est bien simple: on se les arrache. Il y en a qui ont été enlevés en auto, d’autres ont été invités à dîner chez des gens qui les ont embrassés en pleurant, d’autres racontent avec des effarouchements comiques qu’on leur a offert de l’argent. (…) Nous nous glissons dans nos lits avec la volupté de demi-sauvages qui n’ont plus connu depuis des éternités la fraîcheur des draps, et nous nous endormons avec la hâte de savoir ce que sera demain.»
« Ce lendemain et les jours suivants, d’ailleurs, devaient apporter à nos Belges le déroulement ininterrompu d’une série de cérémonies, de fêtes et d’enchantements », témoigne Maurice Rogez. « Un programme complet avait été élaboré par les autorités civiles et militaires, dans le double but de fêter leurs hôtes et de faire jaillir du sein de la population un regain d’émulation au plus grand profit des moyens de guerre des Etats-Unis, tout particulièrement en favorisant les souscriptions à l’emprunt et les enrôlements volontaires. Le programme débuta par une grande parade militaire comprenant quelque cinq mille hommes de l’armée et de la flotte. La tête du cortège, c’est-à-dire la place d’honneur, était réservée au corps des ACM. Au milieu d’un enthousiasme forcené, sous une pluie de fleurs, dans des rues abondamment pavoisées où des milliers d’enfants des écoles faisaient la haie, le cortège parcourut les grandes artères de San Francisco et vint se déployer devant le monumental hôtel de ville. Là eurent lieu les discours officiels, puis la remise aux ACM d’un superbe drapeau belge offert par la ville… Après la partie officielle de la cérémonie, les mitrailleurs durent littéralement faire des prodiges pour contenter la foule des admirateurs qui voulaient les voir de près et se les accaparer pour les interroger, les inviter… les cajoler de toutes manières. Cette griserie d’accueil délirant, de réjouissances répétées, de louanges à jet continu, se prolongea une semaine dans la grande cité californienne, puis le corps belge reprit son voyage vers l’Est.»
Jamais auparavant et jamais depuis lors les Belges n’ont été autant célébrés aux Etats-Unis. Cette joyeuse tournée de «stars» se poursuit ensuite par des étapes à Sacramento, Salt Lake City, Cheyenne, Omaha, Des Moines, Chicago, Detroit, Buffalo et enfin New York où, le 30 mai 1918, le corps expéditionnaire belge est inclus dans le défilé du «Memorial Day». Quinze jours plus tard, les héros belges montent à bord d’un vieux paquebot transatlantique français, «La Lorraine», pour rejoindre le continent européen. A bord, l’ambiance retombe un peu, les soldats estiment qu’ils sont mal nourris. On les parque dans des places de seconde zone avec interdiction formelle de monter sur le pont supérieur. Et quand ils débarquent à Bordeaux, le 23 juin 1918, c’est la douche froide.
Dans un manuscrit conservé par le Musée de l’Armée à Bruxelles, l’ACM Clément Ransy raconte: « A Bordeaux, nous attendait un délégué des autorités militaires belges du Havre: congratulations, mais accueil réservé néanmoins vis-à-vis de soldats qui, ayant vécu parmi les bolchevistes, ramenaient peut-être les germes du virus et qu’il serait dangereux de laisser reprendre place dans les unités engagées sur le front. C’est pourquoi nous fûmes dirigés sur le centre de formation d’artillerie à EU, en Normandie, et qu’un peu plus tard, le 15 juillet, il nous fut accordé un congé de deux mois qui nous était dû après notre longue expédition; congé avec parcours gratuit pour toute destination en France ou en Angleterre.»
L’historien militaire Rob Troubleyn nous confirme qu’« à leur retour, les membres du corps expéditionnaire belge faisaient peur au gouvernement et à l’état-major. Ils étaient partis trop longtemps, ils avaient vu trop de choses. Etaient-ils encore contrôlables? Dès le 15 juillet, le corps a été dissous et comme le raconte Ransy, on a dispersé ces hommes en leur accordant des congés dignes de ceux que l’on aurait donnés à des généraux. Après, ils ont repris le combat dans différentes unités de l’armée belge jusqu’à l’armistice de novembre 1918.»
Valérie Carette-Vanderstichel, la fille de l’un de ces extraordinaires aventuriers, enfonce le clou: « Après la guerre, le souvenir de tous ces soldats qui avaient fait honneur au pays a été galvaudé. Ces ovnis qui n’étaient jamais vraiment entrés en ligne de compte dans les plans de l’état-major de l’armée belge ont été victimes d’une sorte de conspiration du silence.» Cette erreur sera grandement réparée dans les semaines et mois à venir. Des livres et un documentaire filmé vont bientôt paraître (3). L’Institut belge des vétérans prépare une exposition tandis qu’au Musée de l’Armée, grâce au travail de passionnés, on pourra admirer la réplique exacte de l’une des autos blindées qui combattit sur le sol russe. Comment ne pas terminer cette évocation en soulignant que seize de ces ACM moururent sur le sol russe, mais aussi que cinq d’entre eux perdirent la vie des suites de leur combat contre les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, dont trois dans des camps de concentration? Des vies entières offertes à un idéal de dignité et de liberté
1) Voir le site www.1914-1918.be
(2) Auteure d’une histoire des ACM, « La première et la seule, la Belgique fait usage d’autos blindées », Société des Ecrivains, Edition : Histoire/Politique (28 août 2014), Françoise Arnaud doute de la crédibilité de cette anecdote pourtant décrite dans « Les Pages de gloire », écrites en 1969 par l’ancien ACM Maurice Rogez, un document conservé par le Musée royal de l’Armée à Bruxelles.
(3) Le 15 septembre sera publié un album commémoratif de l’odyssée du corps des ACM, co-édité par la Fondation belge pour le Patrimoine automobile et moto (FSA) et la Fondation Roi Baudouin. L’historienne Françoise Lempereur et le cinéaste Xavier Istasse finalisent un film documentaire qui s’annonce exceptionnel et très fouillé sur le sujet. « Soldats belges dans l’armée du Tsar » devrait être visible en salles et à la télévision en 2016. Une œuvre de fiction a même été très librement inspirée de l’histoire des ACM. Elle s’est matérialisée sous la forme d’un film d’animation. Voir le site www.cafard.eu.