Un article publié par l’hebdmodaire Paris Match Belgique, le 18 mai 2017.
Dans le précédent volet de cette enquête, j’avais retrouvé Monique Lenssens, la « dame au sac », cette femme dont la photo avait fait le tour du monde, en mai 1967, alors qu’elle sautait dans le vide pour échapper aux flammes qui ravageaient le grand magasin l’Innovation. Ce jour-là, sur le même toit brûlant, se trouvait sa meilleure amie de l’époque, Josette Van Hove. Après mon reportage, les deux femmes se sont retrouvées avec beaucoup d’émotion. Cinquante ans plus tard ! Mais pour elles, c’était hier.
« Tu m’as sauvé la vie »
Dans Paris Match, le 4 mai dernier, Monique Lenssens, « la dame au sac », évoquait son extraordinaire sauvetage, alors que le feu progressant, elle n’avait eu d’autre ressource que de se jeter dans le vide. «Je travaillais dans le département statistiques de l’Innovation, au cinquième étage», disait-elle. «Avant que l’incendie ne commence, avec ma collègue Josette Van Hove, nous étions allées au réfectoire pour nous restaurer (soit au troisième étage, NDLR). Alors que nous venions de remonter vers nos bureaux et que nous attendions, assises sur un banc, l’ouverture de notre local de travail, une sonnerie a commencé à retentir. Elle ne s’arrêtait pas. D’habitude, elle le faisait de manière beaucoup plus brève pour signaler que c’était l’heure de reprendre le travail après la pause de midi. On s’est donc dit que quelque chose d’anormal était en train de se passer. Ensuite, très rapidement, on a vu que de la fumée montait depuis le magasin. A quatre ou cinq, nous nous sommes aussitôt dirigés vers une issue de secours… Nous avons descendu trois marches mais là, nous avons été bloqués par la fumée. Un monsieur a ouvert une fenêtre. Nous sommes passés par là, sautant sur une plate-forme qui se trouvait un mètre plus bas. Et nous avons attendu là.»
Peu de temps après, les flammes se rapprochant, le danger d’écroulement de la plate-forme se précisant, l’opportunité s’offre de tenter une descente au moyen d’une fine corde lancée par des sauveteurs depuis un immeuble se situant de l’autre côté de l’étroite rue du Damier… Josette hésite. « Elle était mère d’un garçon de 5 ans et m’a crié : “Tu t’occuperas du petit, si je ne suis plus là!” Je l’ai secouée. Je lui ai donné une paire de claques en lui lançant: “Réfléchis un peu à ce que tu dis!”», raconte Monique. Sur cette impulsion, Josette a alors le courage de prendre la corde. Juste après, Monique fait son grand plongeon, tenant bien son sac à main, vers la toile tenue, cinq étages plus bas, par un groupe de volontaires.
Cinquante ans plus tard, les voici à nouveau réunies. Deux survivantes. A notre initiative, elles sont revenues dans cette rue Neuve à Bruxelles, celle de l’Inno. Et les passants sont à mille lieues d’imaginer les souvenirs qui ne s’effaceront jamais de la mémoire de ces deux dames d’âge respectable qui conversent devant l’entrée du grand magasin; ils ignorent ces émotions douloureuses, ces traumatismes qui n’ont jamais reçu de remèdes. Dans leurs cauchemars, dans ces réminiscences qui viennent à l’improviste, il n’y a d’ailleurs pas que des images; il y a aussi des bruits.
C’est de cela que nous parle d’abord Josette: «Non seulement je vois encore ces gens qui se jettent dans le vide, je les entends aussi. Les cris, le bruit mat des corps qui se brisent sur le sol. C’est insupportable. J’ai mis des années à m’en remettre. Comme Monique, cette tragédie a été pour moi la source d’une longue dépression. De nuits d’angoisse, mais s’il n’y avait que les nuits… Pendant longtemps, le jour aussi, j’avais peur; peur d’aller dans des endroits où il y avait du monde, de me rendre dans des lieux publics, dans des salles de spectacle, au cinéma. Des lieux où j’aurais pu avoir le sentiment d’être une nouvelle fois prise au piège. Quelques années après, je me suis rendue dans un grand magasin où les lumières se sont éteintes en raison d’une panne de secteur. Je suis restée pétrifiée. Je ne pouvais plus bouger. Aujourd’hui, où que j’aille, je cherche toujours à repérer la sortie de secours. L’effroi ressenti d’avoir pu mourir brûlée vive, cela ne s’oublie jamais.»
Devant nous, les deux amies s’étreignent, s’embrassent, conversent. Heureuses de s’être enfin retrouvées. « Je t’ai cherchée longtemps, mais tu avais déménagé », dit Josette. «Moi aussi, je ne savais comment te retrouver », lui répond Monique. Elles parlent comme si elles venaient de se quitter. Hier redevient aujourd’hui. Les flammes sont de nouveau là. Les revoici assises sur ce banc devant la porte fermée de leur bureau, juste après leur repas, alors que la sonnerie retentit. «C’était trop tôt ou trop tard», témoigne Josette. «On ne comprenait pas pourquoi ça sonnait à ce moment-là. D’habitude, ce signal annonçait le début ou la fin de la pause de midi mais là, ce n’était pas encore l’heure. On mangeait une gaufre, on s’est regardées et on n’a pas bougé. C’est alors qu’une fumée est apparue. On a passé une porte et on s’est vite rendu compte que nous serions bloquées par ce mur noir et toxique qui s’abattait sur nous. Comme vous l’a expliqué Monique, d’autres personnes nous ont rejointes. On a descendu une volée d’escaliers pour finalement nous échapper en passant par une fenêtre. Je ne saurais dire comment je suis arrivée à me sauver par là ! Je ne suis pas souple. En temps normal, cela m’aurait été impossible, mais en de tels moments, on trouve une force incroyable. Peut-être est-ce ce qu’on appelle l’énergie du désespoir.»
Sur le toit, les rescapés se regroupent: deux hommes, trois femmes. «On s’est installés près d’une cheminée parce que le feu approchait », reprend Josette. «On a vu que la grande échelle des pompiers ne parvenait pas à se rapprocher. Alors, on nous a jeté cette corde. Et figurez-vous que c’est un homme qui est parti le premier! Son argument ? Il allait tester pour nous quelle était la solidité de la corde… J’ai commencé à paniquer. Le feu se rapprochait toujours plus, on sentait la chaleur sous nos pieds. Je me suis dit que j’allais sauter dans le vide ! C’est à ce moment que Monique m’a sermonné. Je ne souviens pas très clairement de la paire de claques qu’elle m’a donnée. Mais c’est très fermement qu’elle m’a mis la corde entre les mains. Et elle m’a poussé à descendre! J’ai entamé le mouvement. Je me suis laissée glisser quelques mètres. Après m’être cognée contre les tablettes de fenêtre, j’avais très mal à un genou. Je me suis arrêtée. J’étais complètement pétrifiée. Accrochée à cette corde, devenue immobile contre ce mur, avec le vide en dessous. C’est alors que j’ai entendu des gens qui criaient d’en bas: “Sautez ! Sautez !” Un groupe d’hommes tendaient une toile. Alors, finalement, j’ai lâché la corde. Mais la toile n’était pas assez tendue. Du coup, mon pied a cogné par terre. Au final, j’avais une cheville et un genou brisés, mais j’étais en vie. On m’a aussitôt transportée à l’hôpital Saint-Pierre. J’ai eu droit à une visite réconfortante de la reine Fabiola.»
Après cette expérience traumatisante, comme son amie Monique, Josette a essayé de reprendre le travail à l’Inno. Mais les mêmes causes produisirent les mêmes effets: «Mon amie n’y est plus arrivée. Eh bien, moi non plus. Ce n’était plus possible. Cela m’angoissait. Mon mari m’a dit qu’il ne fallait pas insister… J’ai élevé mes enfants et j’ai repris le boulot bien des années plus tard. Encore une fois dans un magasin, mais de bien plus petite taille. C’était moins angoissant pour moi.» L’histoire de Josette ressemble aussi à celle de Monique en ce qui concerne le volet indemnisation. «La dame au sac » nous avait raconté qu’elle avait reçu un chèque de 10000 francs belges dans les années 1990, à l’âge légal de la retraite, pour solde de tout compte. Josette nous dit: «Peu de temps après cette tragédie, j’ai reçu un chèque de 5 000 francs et on m’a demandé de signer un papier m’engageant à n’entamer aucune poursuite contre l’entreprise. On m’a dit que j’avais bien de la chance que tous mes frais médicaux allaient être payés. J’étais jeune et idiote, j’ai accepté cet accord. C’est tout. On n’a eu aucun suivi du service social de l’entreprise. Aucun soutien moral. Rien. Plus personne de l’Innovation n’est jamais venu me voir pour me demander comment j’allais. Longtemps après, j’ai fait une énorme dépression nerveuse et mon psychiatre m’a expliqué qu’il s’agissait de séquelles de ces événements.»
Monique acquiesce en écoutant l’autre dame du toit: «On aurait dû se retourner contre l’Innovation. Mais en même temps, tout cela est très loin maintenant. On essaye de ne plus y penser, même si cela revient régulièrement, sans prévenir, sans qu’on puisse l’empêcher.» « Il y a eu certainement des imprudences», ajoute Josette. «Une semaine avant cette tragédie, on avait fait un exercice incendie, mais personne ne prenait cela au sérieux. Soit. Comme le dit Monique, c’est loin, tout ça. Il faut regarder devant, ça ne sert à rien de vivre avec des ressentiments. Ce n’est tout de même pas maintenant qu’on va tendre la main pour obtenir quelque chose! Nous sommes plus fières que ça. Il faut regarder devant, même si ces souvenirs se présentent souvent à nouveau à nous. Par exemple un accident, des gens qui s’agglutinent pour observer, c’est une image qui m’insupporte.»
Toutes les deux se considèrent comme des miraculées: «Notre heure n’avait pas sonné. Tout s’est joué à quelques minutes, la plate-forme où l’on se trouvait s’est effondrée peu de temps après notre fuite», conclut Monique. «Ce jour-là, tu m’as remis les idées en place. Et ainsi, tu m’as sauvé la vie! » ponctue Josette en embrassant son amie. Elles se sont retrouvées. Et, cette fois, elles ont décidé de ne plus jamais se perdre de vue.