Entretien publié dans l’hebdomadaire belge « Ciné-Télé Revue », le 13 janvier 2005.
Vincent Engel
«Un film inutile et ridicule!»
Auteur de plusieurs essais et romans, Vincent Engel est aussi professeur à l’Université catholique de Louvain et à l’Ihecs. Domaine de prédilection : la littérature contemporaine et l’histoire de la révolte et des révolutions. Tant sa création littéraire que ses recherches académiques l’ont souvent amené à se pencher sur l’histoire du nazisme et à ses représentations au travers de la littérature et du cinéma. L’interlocuteur idéal pour porter un regard sur un film qui suscite la polémique : «La Chute», du réalisateur allemand Oliver Hirschbiegel. Ce long-métrage qui vient de sortir sur nos écrans – voir «le film raconté» dans l’édition de Ciné-Télé Revue de la semaine dernière- donne à voir les dernières heures du Troisième Reich nazi, en direct du bunker d’Adolf Hitler. Et le moins qu’on puisse écrire, c’est que Vincent Engel n’a pas apprécié. Coup de gueule.
– Avec quel sentiment êtes-vous sorti de la vision de ce film ?
– En me disant que j’avais vu un très mauvais film! Du point de vue cinématographique, je me suis véritablement ennuyé. Je me suis parfois même surpris à avoir envie de rire tellement ce que je voyais me semblait caricatural et ridicule. Je m’en suis gardé vu la gravité du sujet. Ce film est plein de stéréotypes. C’est lourd, pesant et très long (ndlr : près de 2 heures 30) et par-dessus tout c’est inutile. On n’apprend rien sur l’histoire du nazisme, sur la mécanique sociale qui a présidé à l’arrivée au pouvoir d’un tel régime dans l’Allemagne des années ’30. Pour quelqu’un qui n’aurait pas une connaissance suffisante de cette période tragique de l’histoire contemporaine, le récit que nous propose «La Chute» est incompréhensible. Ce film se trompe de cible : ce qui est horrible, ce n’est pas ce qu’a pu vivre une bande de fous dans le bunker d’Hitler mais bien les conséquences du régime que ces gens ont contribué à faire vivre. En 1942, les nazis décident de mettre en œuvre «la solution finale», à savoir l’extermination des Juifs d’Europe mais la seule chose qui nous est relatée sur cette année-là, dans les toutes premières minutes du film, c’est le choix par un Hitler très affable d’une jeune et jolie secrétaire. «La Chute» met aussi en scène des héros ambigus comme ce petit garçon blond des Jeunesses hitlériennes qui s’en sort à la fin du récit : s’agit-il seulement de l’évocation d’une victime du bourrage de crâne nazi ou symbolise-t-il l’avenir du nazisme espéré par le dictateur?
– Dans le même ordre d’idée, «La Chute» évite de nous montrer la mort d’Hitler.Celle-ci n’est que suggérée, comme si on voulait faire passer le message que celui-ci ne serait jamais tout à fait mort ?
– Quelle ambiguïté en effet! Avec raison, le cinéaste Wim Wenders a également souligné cette pudeur incompréhensible du réalisateur quant à la mort d’Hitler. Alors que dans le même temps, on assiste pendant tout le film à une accumulation de morts violentes, de corps mutilés, de cervelles qui giclent. On voit même une longue scène, ignoble de voyeurisme macabre, durant laquelle Mme Goebbels assassine ses six enfants. Les uns après les autres. Avec le bruit des capsules de cyanure qui se cassent dans la bouche des petits chérubins endormis et celui de leurs derniers soupirs. Je partage donc l’interrogation de Wenders lorsqu’il écrit : «Pourquoi ne pas montrer que ce salopard est enfin mort ? Pourquoi lui faire cet honneur ? On voit des millier de cadavres, il n’y a que celui-ci qui reste invisible.» C’est pour le moins choquant.
– N’y a-t-il pas un autre escamotage. Dans «La Chute», le peuple allemand que l’on découvre est celui qui souffre de la situation de désastre causée par le régime nazi. Mais la question de la responsabilité collective est totalement éludée ?
– Il me semble en effet qu’un inconscient intervient dans ce film. Il correspond à une évolution perceptible des nouvelles générations allemandes. Ce qui se passe est relativement complexe. D’abord, il faut souligner que l’Allemagne, bien plus que la France par rapport à la collaboration ou encore que l’Autriche, a fait un travail de mémoire et de réflexion énorme sur son passé. L’idée qu’Hitler n’a pas pu exister tout seul a ainsi été largement exposée, démontrée et débattue. Mais depuis quelques années, par effet de balancier, on assiste aussi à un mouvement de l’opinion qui voudrait relativiser. On pourrait le résumer ainsi : «l’Allemagne, ce n’est pas que cet héritage-là et tous les Allemands d’hier et d’aujourd’hui ne sont pas coupables de ce qui s’est passé».
– Pour autant, le film ne va pas jusqu’à présenter Hitler comme un personnage sympathique ?
– Non, on le décrit sous les traits d’un malade profond. Un fou qui pète les plombs régulièrement et qui est totalement incapable d’assumer ses échecs. S’il se plante, c’est à cause de ses généraux, des Juifs, de la terre entière. Il apparaît délirant.
– Ce qui peut valoriser le rôle de quelques-uns de ses acolytes qui, durant le film, le regardent, interloqués et choqués. Notamment, lorsque le Führer affirme n’avoir aucun compassion pour la population allemande. Un peu comme si dans cette faune vert-de-gris, il y avait tout de même quelques «bons nazis»?
– Cela tient à un procédé narratif classique : dans les mauvais, il y a toujours des moins mauvais que les autres. C’est comme cela dans les films mais aussi dans la réalité. Je crois, au contraire, que l’on touche peut-être ici à la seul vertu du film. Elle nous renvoie à la banalité du mal. Une aventure politique aussi tragique peut embrigader des gens comme tout le monde. Pas uniquement des brutes et des malades mentaux. Et cela doit continuer à nous faire réfléchir. Sur le passé, mais aussi quant à notre présent. De quoi peuvent être capable des «gens ordinaires», surtout quand ils sont soumis à des années de propagande et d’intoxications haineuses et malsaines? C’est une réflexion qui doit être menée par tout un chacun. Avec humilité. Comment aurions-nous agi si nous étions nés là-bas à cette époque? Il est frappant – mais ce point-là ne peut pas être reproché au cinéaste puisque c’est l’histoire- que personne dans ce bunker, même parmi ceux qui à l’évidence ont compris qu’Hitler était fou et les menait au suicide, ne songe un seul instant à se débarrasser de ce taré d’Hitler. Jusqu’au bout, les acteurs de ce huis clos restent enfermés dans une sorte de délire collectif.
– Dans le même temps, l’aveuglement d’une génération, voire sa naïveté, ne sont cependant pas des causes d’excuses?
– Certainement pas. D’ailleurs, à la fin du film et de manière trop brève à mon goût, on voit quelques images d’une interview de la secrétaire d’Hitler qui ne cherche pas à s’excuser et qui dit s’être sentie coupable durant toute son existence. Ce que je veux dire, c’est que le seul questionnement intéressant qui pourrait ressortir de ce film, c’est la question «qu’aurait-on fait à la place des gens ordinaires de cette Allemagne-là ?». Et je pense qu’il ne faut répondre trop vite. Cela dit, deux heures trente de film ennuyeux, pour suggérer une seule idée intéressante tout en éludant l’essentiel des enseignements historiques de cette époque, cela reste un beau gâchis. Encore une fois, avec ce film, on ne comprend rien à ce qu’a pu être le nazisme, d’où il est venu et le modèle de société totalitaire qu’il portait. Le spectateur constate qu’une femme est assez folle pour assassiner ses gosses parce qu’elle croit qu’ils ne survivront pas à la disparition du national-socialisme. Mais qu’apprend-on avec cela ? Qu’il y avait des fanatiques comme il y en a encore aujourd’hui et qu’il y en aura toujours. Cela fait partie de l’inépuisable histoire de la connerie humaine. Et après?
– Pendant la vision de ce film, vous nous avez dit avoir été interpellé par la musique choisie par le réalisateur?
-Oui, il utilise l’air que l’on entend à la fin de «Didon et Enée», l’opéra d’ Henry Purcell. Dans «La Chute», on n’entend pas les paroles mais celles-ci disent : «Souvenez-vous de moi mais oubliez mon destin». Le message, c’est qu’il faut se souvenir des êtres disparus pour les qualités intrinsèques qui étaient les leurs car chacun, finalement, ne vit qu’une des vie qu’il aurait pu vivre. La mémoire permet donc de donner une chance à ces destins que les disparus n’ont pas vu vivre, puisque l’on n’a droit qu’à un seul destin. D’une manière générale, cette manière de voir les choses est positive, mais il est très contestable d’appliquer un tel raisonnement à un personnage comme Hitler. La seule chose que l’on doit retenir de cet homme, c’est justement son destin. On n’en a rien à faire de s’interroger sur le fait de savoir ce qui serait arrivé s’il était devenu artiste peintre comme il le rêvait dans sa jeunesse. C’est tout à fait illégitime et même indécent. L’interrogation véritable et essentielle doit rester : comment cela a-t-il pu arriver ? Comment faire pour que cela n’arrive plus jamais. Hitler est et restera son destin et rien d’autre, parce qu’il est le responsable de millions de morts. On ne peut plus lui faire le cadeau que suggère, sans le dire de manière ouverte, le thème musical du film. On ne peut pas se souvenir d’Hitler comme d’un homme ordinaire.
Que pensez-vous de ces propos du producteur de la «Chute» : «Si ce film a une valeur, c’est qu’il ne porte pas de jugement de valeur» ?
– Cela me choque profondément. On ne peut pas traiter d’un sujet pareil en écartant les jugements de valeur. Il y a une tendance aujourd’hui à dire que tout se vaut, que tout peut être justifié. Ce n’est évidemment pas vrai et c’est surtout une insulte à toutes les victimes du totalitarisme.