Entretien publié dans l’hebdomadaire belge «Ciné-Télé Revue», le 6 janvier 2005.
Son bureau est modestement meublé. Petit, comme l’intérêt que lui porte les responsables politiques de ce pays. Pourtant, Thierry Camelbeeck est un scientifique confirmé dans son domaine de prédilection : l’étude des tremblements de terre. A Uccle, il dirige la section de sismologie de l’Observatoire Royal de Belgique (0RB). Et, quelques heures avant le réveillon de l’an 2005, M. Camelbeeck n’a pas le cœur à la fête. Avant de nous recevoir, il a déjà longuement étudié les circonstances du séisme qui a endeuillé l’Asie du sud-est. Oui, confirme-t-il, le bilan humain aurait dû être moins lourd si un système d’alerte avait existé dans cette région du monde. Pourtant, M. Camelbeeck ne se contente pas de jeter la pierre aux gouvernements locaux. Tous les sismologues du monde savaient que cette zone de l’océan Indien était à risque. Et la communauté internationale n’a jamais tenté d’aider les pays menacés à prendre les précautions minimales dans cette partie du monde qui ne suscitait que l’avide intérêt des Tour opérateurs pour ses exotiques plages de sable chaud. Avant de rencontrer ce scientifique de l’ORB, nous pensions parler uniquement du séisme meurtrier de l’océan indien, mais il tenait aussi, sans catastrophisme exagéré mais en appelant à la vigilance, attirer l’attention de l’opinion sur d’autres risques. Bien Belges, ceux-là.
– Avez-vous été surpris par l’ampleur du raz de marée qui a dévasté l’Asie du sud-est ?
– Non, pas vraiment. Il s’agit d’une zone à risque bien identifiée par les sismologues. Il y a déjà eu plusieurs tremblements de terre et des raz de marée dans cette région du monde. Mais le plus dévastateur se situant dans des temps reculés, les gouvernements et les populations locales n’en avaient pas gardé la mémoire. Il faut remonter à 1833 pour trouver un évènement sismologique d’égale intensité dans cette partie du globe.
– La catastrophe était prévisible?
– Dans la mesure où cette région connaît des déformations tectoniques parmi les plus importantes dans le monde, il fallait s’attendre à ce que, tôt ou tard, quelque chose de ce genre arrive.
– Tôt ou tard, dites vous. Les prévisions n’étaient donc pas très précises ?
– La sismologie, ce n’est pas de la météo! Les scientifiques sont capables de dire que quelque chose peut arriver dans une telle configuration de terrain mais, pour autant, ils restent dans l’incapacité de dire à quel moment précis la secousse aura lieu.
– Si nous avions posé la question avant la catastrophe, vous nous auriez dit…
– Je vous aurais répondu qu’il y avait une potentialité de tremblement de terre et/ou de tsunami dans cette partie de l’océan Indien. Qu’il était possible que l’évènement se produise le lendemain, dans dix ans ou plus tard encore. En Californie, par exemple, on s’attend aussi à l’occurrence prochaine d’un tremblement de terre de grande ampleur. Mais tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il aura lieu dans une fourchette de temps : entre demain et les 25 ou 30 ans qui viennent.
– Cela veut tout de même dire que les gouvernements des pays actuellement touchés ont manqué de prévoyance. Ils savaient que quelque chose de grave pouvait se passer et aucun système d’alerte n’avait été mis en place ?
– Sans doute, mais dans des pays très pauvres comme ceux-là, il y a tellement de défis à relever en termes de développement! Ces enjeux-là sont certainement apparus plus immédiats que le spectre d’une catastrophe qui ne s’était plus reproduite depuis des générations.
– De toute manière, cette question de la prévention n’aurait-elle pas pu aussi être envisagée sous l’angle international ?
– Certainement. Le nombre très élevé des victimes, de plusieurs nationalités d’ailleurs, démontre que la communauté des nations aurait dû aider ces pays à mettre en place, si non des systèmes d’alertes équivalent à ceux développé par les Américains et japonais, au moins un réseau de scientifiques travaillant sur les risques sismiques avec une écoute attentive des gouvernements. C’est ce qui va vraisemblablement se faire maintenant mais il aura fallu plus de 100.000 victimes pour y arriver. C’est un énorme gâchis sur le plan humanitaire. Mais aussi sur le plan économique : ces mesures de prévention auraient certainement eu un coût moindre que le montant des aides qui devront maintenant être débloquée pour soutenir les populations, réparer les immenses dégâts, empêcher les épidémies…
– Qu’il fallait prendre des mesures de précaution semble être une évidence…
– Dit après coup, tout le monde en conviendra. Mais à quelques exceptions notables, je pense aux Etats-Unis, à la Chine et au Japon ou plus près de chez nous en France et en Italie, il faudrait une sorte de révolution culturelle des gouvernements de la plupart des pays de la planète. Il faudrait qu’un déclic se fasse pour qu’on entende les scientifiques quand ils réfléchissent de manière prospective et qu’ils tirent des sonnettes d’alarme. A cet égard, je pourrais d’ailleurs aussi vous entretenir de mon expérience en Belgique…
– En Belgique ? Il y a des risques importants de tremblement de terre dans notre pays?
– A priori, on ne risque pas un tremblement de terre d’une magnitude 9 comme celui qui vient de se produire en Asie. Cela dit, et contrairement à une idée reçue, il y a bel et bien la potentialité de voir se produire un grand tremblement de terre.
Les recherches de l’ORB permettent de considérer que ce séisme pourrait avoir une magnitude de l’ordre de 6,5.
– C’est important cela?
– Comme point de comparaison, on rappellera que le tremblement de terre qui a eu lieu à Liège en 1983 avait une magnitude nettement moindre, soit 4,7; Il avait endommagé quelques trois cents maisons qui ont été déclarée inhabitables. Il y a aussi des points de repères historiques. Nos régions ont déjà connu trois tremblements de terre qui ont eu la magnitude de 6,5 durant les 700 dernières années (1382, 1580, 1692). Le dernier de ces séismes est relativement bien documenté. Il a principalement touché la région de Verviers mais la secousse a provoqué des morts et des dégâts matériels dans tout le pays. La secousse a aussi causé des destructions en Hollande, en France et même jusque dans le sud de l’Angleterre! 6,5, c’est aussi la magnitude du tremblement de terre qui a touché le Frioul italien en 1976. Il y avait eu d’énormes dégâts matériels, en termes économiques et près de 300 morts. Il y a donc un risque, dû à un événement rare, auquel il ne serait pas idiot de se préparer.
– Les autorités concernées ne vous entendent pas là-dessus ?
– Ah non ! J’ai le sentiment que ce genre de prospective n’est pas une priorité essentielle pour le monde politique. Au ministère de l’Intérieur, on est un interlocuteur quand il se passe quelque chose mais on est peu consulté pour la prévention ou pour essayer de planifier une réaction spécifique à un tel évènement. Pourtant, ce serait bien nécessaire parce que le séisme dont je parle n’aurait pas –comme à Liège en 1983- qu’un impact local encore gérable dans le cadre des plans catastrophe actuels : il pourrait affecter tout le pays. Avec des dégâts très importants dans un périmètre de 15 à 20 kilomètres. Il faut tout de même rappeler que le bâti belge est relativement ancien et il utilise généralement la brique qui n’est pas un matériau très résistant en cas de séisme. Je m’interroge aussi sur les normes de construction d’industries de type «Seveso» (ndlr : industrie travaillant avec des produits dangereux) en Belgique. Nous n’avons jamais été consulté à cet égard et je suis persuadé que les résultats des études récentes sur l’activité séismique ne sont pas considérés dans les études d’impact. Il n’est nullement question dans mon propos de lancer un cri de panique. Je voudrais seulement inciter à la vigilance : il faudrait une prise de conscience de ce risque et une approche sérieuse des mesures de prévention envisageables. Ne fut-ce déjà qu’en termes de communication : la population pourrait être informée sur la manière de réagir en de telles circonstances. Mais je crains que, pour nos interlocuteurs, le problème ne deviendra urgent qu’au moment où il se produira. Cela est désolant. Nous voudrions tellement éviter de vivre de quelque chose de comparable à ce qui vient de se passer en Asie : penser à ce qu’on aurait du faire en termes de prévention pour limiter les effets du séisme… après qu’il ait eu lieu…
– Il y a des régions en Belgique plus menacées que d’autres?
– Il y a des zones plus propices mais comme un tel tremblement de terre engloberait toute la Belgique, je pense qu’il ne sert à rien de se focaliser sur une région ou une autre.
-La capitale serait fortement touchée ?
– De toute façon, oui. Par rapport à l’évènement de 1692 que j’évoquais précédemment, des sources historiques qui mentionnent qu’il y a eu des dégâts et des victimes à Bruxelles. Je rappelle aussi que l’on dénombre près de 15.000 bâtiments non occupés dans la capitale, ce qui laisse supposer qu’ils sont mal entretenus…
– Quand ce séisme que vous redoutez pourrait-il avoir lieu ?
– Cela peut-être demain, dans dix ans ou dans les cent ans à venir. Encore une fois, il n’est pas possible d’être plus précis. C’est sans doute pour cela qu’il est difficile pour nous de se faire entendre.
– On ne verra aucun signe annonciateur quelques jours ou même quelques heures avant que ce tremblement de terre ait lieu ?
– Non, rien. Les données disponibles sur l’histoire sismique du pays nous permettent seulement de déterminer que le risque existe et de donner une évaluation de ce qui sera la force probable de la secousse sismique. Il s’agit tout de même d’informations capitales en termes de prévention, par exemple pour ce qui concerne les normes de construction.
-Mais le tsunami de Sumatra, lui, n’avait-il pas été prévu quelques heures avant qu’il fasse ses ravages ?
– Le tsunami est la conséquence d’une secousse qui a eu lieu sous les eaux de l’océan. Et ce tremblement de terre, personne n’aurait pu prévoir qu’il aurait eu lieu à la fin décembre 2004 ou dix ans plus tard. Par contre, après la secousse, des scientifiques américains ont pu déterminer que ce tsunami allait suivre. Ils n’ont pas pu calculer son intensité mais ils savaient qu’il allait mettre quelques deux ou trois heures pour arriver sur les côtes les plus éloignées. Ce qui est dramatique, c’est qu’ils n’ont trouvé aucun interlocuteur dans les pays touchés par la catastrophe. Si il y avait eu un système d’alerte en Asie du sud-est, les gens auraient pu recevoir comme consigne de se réfugier à l’intérieur de terres et le bilan humain serait certainement moins lourd. Après ce qui vient de se passer, il serait définitivement incompréhensible que des mesures de précaution ne soient pas prises pour l’avenir.
– Et semble-t-il pour un avenir immédiat. Selon le spécialiste français des tsunamis, Emile Okal, on doit maintenant envisager la possibilité d’une réplique de la secousse sismique qui pourrait elle-même causer l’apparition d’un autre tsunami ?
– Il y a déjà eu plusieurs répliques sismiques et il y en aura encore dans les semaines, les mois et les années à venir. Pour ce qui est de l’occurrence de nouveaux tsunamis, il faudrait, à mon sens une réplique de magnitude 7 au minimum. C’est envisageable. En tous les cas, mon confrère Okal sait de quoi il parle. Il travaille au centre d’alerte de Hawaï. C’est un scientifique incontournable sur la question.
– D’autres scientifiques ont dit que la puissance de la secousse asiatique a été telle que l’axe de la rotation de la terre en aurait été ébranlé. Un élément interpellant ?
– Le constat est exact mais il n’a absolument rien d’interpellant. Même en temps normal, l’axe de rotation n’est pas fixe et la déviation observable est minime et sans aucune conséquence. De même, on a dit aussi que la géographie de l’île de Sumatra avait été légèrement modifiée par le tremblement de terre. Là encore, il ne s’agit pas d’un phénomène hors du commun : un secousse supérieur à la magnitude 6 provoque toujours une déformation permanente à la surface du sol. A 6, c’est quelques dizaines de centimètres et à 9, comme on vient de le vivre, cela a bien pu faire bouger certaines îles et la pointe nord-ouest de Sumatra sur une vingtaine de mètres. Des déplacements de ce type avaient déjà été constatés suite aux séismes qui ont frappé le Chili et l’Alaska en 1960 et 1964. Ces îles pourraient aussi avoir subi également des modifications par rapport au niveau de la mer.
– Un tsunami, c’est envisageable en Belgique ?
– Si une secousse se produit dans la mer du Nord, c’est théoriquement possible. D’ailleurs, en 1580, la ville de Calais a été complètement inondée après une secousse sismique. S’agissait-il d’un «tsunami» ? Le seul texte historique dont on dispose sur ce fait n’est pas assez précis pour le déterminer, mais c’est possible. Toutefois, il ne faut pas craindre un impact comparable à celui observé en Asie du sud-est. A mon sens, ce qu’on a surtout à craindre pour la mer du Nord, c’est l’occurrence plus fréquente de grandes tempêtes comme celle qu’on a connue en 1953. Il y avait eu trois cent morts aux Pays-Bas. Et à cet égard, les circonstances de dérèglement climatique pourraient être un facteur aggravant. Cette question-là n’est plus de ma compétence scientifique mais il y a lien évident avec la problématiques des tremblements de terre : l’homme devrait être plus précautionneux de son avenir, il devrait donner beaucoup plus place à la prévention dans sa réflexion et ce d’autant plus qu’il dispose d’un vue prospective sérieuse des risques. D’ailleurs pour ce qui est des conséquences du changement climatique, c’est plus évident, car là, les risques il les crée lui-même!».